L’inceste est omniprésent dans les matrices narratives qui tissent nos cultures, que ce soit dans les contes ou les mythes. Cependant, la polysémie de ces récits peut nous amener à proposer des lectures différentes en fonction des sensibilités historiques
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« Voyons, apprends-moi donc, lorsqu’une voix divine venait par des oracles annoncer à mon père qu’il périrait frappé par ses propres enfants, comment tu pourrais en bonne justice me reprocher cela, à moi, moi que n’avait encore engendré mon père ni conçu ma mère, moi qui n’étais pas né » Sophocle, Œdipe à Colone
La dimension anthropologique de l’inceste trouve son corollaire dans la diffusion ubiquitaire, transculturelle, transhistorique, de récits autour de cette thématique. Des origines bibliques de l’humanité, jusqu’aux mythes fondateurs, en passant par les contes, les romans, les faits divers médiatisés, impossible d’échapper aux narrations incestueuses. On pourrait d’ailleurs suggérer que toutes les théorisations, mais également la dramaturgie des scandales et des réactions politiques ou collectives, participent de cette mise en scène narrative de l’inceste, rejouant sans cesse la dialectique entre interdit et transgression. Par ailleurs, ces récits tissent également une trame qui va mobiliser l’effroi, l’indignation, sous la forme d’une catharsis, mais aussi une forme de « pédagogie » et d’avertissement – ce qui suppose alors la reconnaissance de l’omniprésence de la potentialité incestueuse…
Cette dimension est ainsi prégnante au sein des contes, où les dynamiques familiales de haine, de prédation, d’amour dévorant sont régulièrement au cœur du récit. Souvent, l’enfant héros est d’ailleurs captif de déterminismes transgénérationnels : « il est poursuivi par une faute antérieure à sa naissance, généralement commise par l’un des siens : oubli, vœu imprudent, promesse naïve au diable » (Marthe Robert, préface des Contes de Grimm). Mais l’éloignement du foyer parental ne semble pas pouvoir le soustraire à la fatalité familiale et à ses attachements infantiles empreints d’incestualité.
Marthe Robert rappelle effectivement que le thème incestueux est régulièrement traité du point de vue du père, « dont les désirs sont souvent révélés fort crûment ». Ainsi, « tout suggère que le danger qu’il fuit en quittant sa famille est celui-là même dont nous parle la tragédie antique ».
Par exemple, « pour échapper au désir de son père, Peau d’âne se couvre de la peau immonde, cache sa beauté sous une apparence dégoûtante. Seules la puanteur et la laideur la protègent. Elle se rend abjecte pour échapper àl’abjection de l’autre » (Neige Sinno).
Néanmoins, le héros des contes réussit à s’extraire de la tentation incestueuse, et échappe ainsi au sort d’Œdipe lui est épargné : « quelque violence que prenne le conflit dont le royaume paternel est le théâtre, il a la force de le surmonter ; si tenaces soient ses attachements infantiles, il lui est donné de les rompre » (Marthe Robert).
Ainsi, l’action dramatique du conte déploie de façon condensée les écueils et les périls qui pèsent sur la « métamorphose de l’enfant en adulte », sur l’ambivalence des liens familiaux, sur les effractions du désir et de la sexualité, etc, avec un souci de sensibilisation – parfois ambigu…
« S’offrir en sacrifice au plus puissant, se cacher pour échapper aux monstres, au père, à l’ogre, se taire, voilà les leçons de sagesse qu’on reçoit des contes » (Neige Sinno).
De la même façon, les narrations mythiques permettre de mettre en scène les fantasmes, tentations, affects, peurs, désirs fondamentaux qui résonnent dans l’inconscient humain. Comme le soulignait Georges Devereux, « les mythes constituent, à certains points de vue, des moyens de défense, car ils fournissent une sorte de chambre froide où les fantasmes individuels suscités par les conflits intérieurs peuvent être « entreposés ». Ces fantasmes sont trop chargés d’affect pour être refoulés, mais trop égo-dystones pour être reconnus comme subjectifs. Le fait de les reléguer dans une chambre froide culturelle permet non seulement de leur donner une expression abstraite et générale, en les insérant dans le corpus impersonnel de la culture, mais encore de les retirer de la circulation privée, donc idiosyncrasique. Ils sont reconnus par les hommes en tant qu’attributs de quelques personnages mythiques, c’est à dire sous la forme d’une projection encouragée par la culture » (« Essais d’ethnopsychiatrie générale »).
Le mythe met ainsi en forme narrative toute l’obscurité du monde pulsionnel, en permettant à la fois de tisser des représentations partagées tout en voilant la réalité persistante des fantasmes individuels : « sous la garantie et sous le couvert d’un mythe reçu, qui lui offre une forme d’accueil, le désir peut vivre impersonnellement son assouvissement imaginaire » (Jean Starobinski).
Les mythes sont donc empreints de violence, de haine, de rivalités, de destructivité, d’envie, etc. Et, évidemment, le caractère trouble des enjeux familiaux, avec au premier chef les mouvements incestueux, l’intrication entre le désir et le pouvoir, entre l’amour et le meurtre, sont particulièrement prégnants dans les récits mythologiques – comme par exemple Agamemnon, prêt à sacrifier sa fille Iphigénie afin de garantir le déploiement de sa puissance militaire, qui se fera finalement assassiner par son cousin Egisthe, amant et bras armé de sa femme Clytemnestre, elle-même vouée à être tuée par son propre fils Oreste en guise de vengeance…
Par rapport à l’inceste, rappelons également le mythe de Myrrha, condamnée par Aphrodite à être éprise d’un amour passionnel pour son père – parce que celui-ci avait commis l’affront d’affirmer que la beauté de sa fille surpassait celle de la déesse…Myrrha réussit finalement à se faufiler dans la couche de son père – qui ne semble pas si réticent, sans pourtant avoir été ensorcelé….De cet union incestueux naitra Adonis, recueilli par Aphrodite. Quant à Myrrha, répudiée par son père, elle sera métamorphosé en arbre de myrrhe…
Dans les « Métamorphoses », Ovide rapport également l’histoire de Byblis, éprise de son frère jumeau Caunos. Elle cherche alors à le convaincre de la pureté de cet amour, prenant pour exemple les relations incestueuses des divinités. Mais Caunos s’enfuit, et Byblis erre à sa recherche, sombre dans la folie, et finit, épuisée, par s’effondrer de larmes, jusqu’à en devenir une fontaine…
Et si on se penche sur l’Ancien Testament…selon certaines interprétations, Noé a peut-être été violé par l’un de ses fils ; Abraham s’est marié avec sa demi-sœur Sara ; les filles de Loth n’hésitent pas à se livrer à une relation sexuelle avec leur père, non sans l’avoir préalablement enivré (Genèse 19, 30-38) ; Amnon abuse sexuellement de sa demi-sœur Tamar, fille de David (2 Samuel 13, 1-39)…Et, par ailleurs, nous serions tous les descendants d’Adam et Eve…
Bref, je t’aime, je te hais, je te possède, tu m’appartiens, à la vie, à la mort…Si on devait faire la liste de tous les incestes et infanticides perpétrés par les dieux et héros mythologiques, la liste serait longue. Et on pourrait multiplier les exemples en se penchant sur des mythologies d’autres champs culturels…Ainsi, dans l’Égypte pharaonienne, les dynasties royales s’affranchissent carrément du tabou de l’inceste, à l’instar d’Isis et d’Osiris, époux tout en étant frères et sœurs…
De surcroit, la puissance évocatrice des mythes tient aussi au fait qu’ils peuvent se prêter à des lectures différentes en fonction des époques, des sensibilités contemporaines, étant à la croisée de certains invariants anthropologiques tout en attisant des interprétations et des projections spécifiques en fonction de certaines problématiques socio-historiques prééminentes. Le mythe résonne donc de façon universelle, mais il est également un attracteur des préoccupations et des formes propres à une culture particulière, caractérisée par la façon dont elle oriente les complexes et fantasmes inconscients. Au fond, les mythes nous informent, d’une part, sur certaines structures anthropologiques et psychiques universelles ; et, d’autre part, ils nous permettent également de comprendre la singularité des modalités de subjectivation dans tel ou tel cadre institutionnel particulier, lesquelles se révélant à travers la façon de lire, d’appréhender et d’interpréter les dynamiques mythologiques.
Certes, Ian Hacking souligne que « la redescription rétroactive et la reconstruction a posteriori d’actions humaines » est toujours très compliquée à manier sur un plan épistémologique, avec le risque d’injecter des concepts moraux anachroniques. Ainsi, une telle lecture serait biaisée, déformante, et viendrait trahir le passé. Néanmoins, c’est justement cette propension à attribuer qui vient éclairer le présent : nos interprétations parlent davantage de problématiques contemporaines que des conditions d’émergence du mythe et de ce qu’il pouvait signifier pour les subjectivités d’alors.
Nous lisons le drame d’Œdipe par identification, y déposons toutes les strates de nos propres complexes et de nos impensés communs. Dès lors, ce destin tragique ne sous saisit que parce qu’il aurait pu devenir aussi le nôtre, parce qu’ « avant même notre naissance l’oracle a suspendu sur nous la même malédiction que sur lui » Freud, « L’interprétation des rêves ».
Ainsi, par rapport à l’inceste, les différentes lectures du mythe d’Œdipe traduisent non seulement la polysémie de ce récit, mais également l’évolution historique des représentations. La lecture freudienne met par exemple l’accent sur les désirs infantiles, tant incestueux que meurtriers, les parents étant finalement les victimes des fantasmes de l’enfant.
Or, ce drame familial est désormais appréhendé différemment, du fait des évolutions en termes de mentalités, de régimes d’affections, et d’interprétations collectives, concernant notamment le traumatisme, l’agentivité, la parentalité, le statut infantile, etc. En effet, les lectures contemporaines tendent à faire du drame d’Œdipe une tragédie transgénérationnelle dénonçant les abus infantiles et la maltraitance incestueuse. En conséquence, la légende œdipienne ne serait pas l’expression des désirs incestueux et parricides de l’enfant, mais la narration caractérisée des mauvais traitements exercés par les parents, à la fois sur les plans psychique, physique et sexuel. Et ce vertex interprétatif anachronique témoigne essentiellement des significations imaginaires sociales de notre actualité.
Ainsi, selon Carol Gilligan, « l’histoire d’Œdipe raconte le traumatisme et la perte, l’abus de pouvoir et la violence, l’aveuglement et le silence. C’est une version mythique de la tragédie inhérente au patriarcat. En considérant ce mythe comme représentatif de la condition humaine, comme Freud et d’autres l’ont fait autrefois, en insistant sur le nom d’Œdipe tout en feignant d’oublier que son histoire trouve ses origines dans un traumatisme, on court le danger de voir le meurtre et l’inceste comme des pulsions naturelles – alors qu’il s’agit de pulsions qui émergent dans le sillage de la maltraitance et de l’abandon. On court le danger de tenir pour naturelle – et à tort- cette culture de la violence masculine et du silence féminin ».
De la même façon, en fonction des points de vue, la focale pourra se déplacer sur tel ou tel élément du mythe. Pour les psychanalystes orthodoxes, le drame œdipien renvoie à l’inévitable normalité conflictuelle de l’enfant pris entre le désir d’éliminer son père et de posséder sa mère. « En revanche, pour l’anthropologue intéressé par l’adoption, ce récit peut aussi être l’exemple manifeste d’une relation d’échange mal engagée et la condamnation sans appel d’un mode de circulation enfantine séparant donateurs et récipiendaires » (Suzanne Lallemand). En effet, dans une lecture anachronique assumée, Œdipe peut être vu comme une victime d’une forme d’adoption plénière, perpétuant la fiction que ses parents sociaux sont ses géniteurs, avec une simulation de la parenté singeant le biologique et occultant la réalité de la naissance et de la « préhistoire » subjective. Or, le destin tragique du héros pourrait alors être interprété comme le risque d’une adhésion aveugle à cette fiction, soulignant la faillite d’un mensonge quant aux origines susceptible d’entraver les interdits fondateurs. Le destin d’Œdipe serait alors gouverné par cette tromperie originaire, en tant que « machine infernale montée par les dieux de l’Olympe pour leur plus grande distraction » (Cocteau)….
Dans son ouvrage « Le miroir d’Œdipe », Paulin Ismard aborde également les enjeux autour de la filiation, et notamment des esclaves considérés comme des « non-nés », sans liens généalogiques. De fait, la version de Sophocle de la légende œdipienne interroge le fait social de l’esclavagisme antique, condamnant à une désorganisation des structures de la parenté, bouleversant les lois de l’exogamie et engendrant des individus déliés de tout lignage, indifférenciés. Au final, « l’inceste œdipien raconte la crainte que le proche et le lointain, l’étranger et le même n’en viennent à se confondre lorsque le savoir sur l’origine s’est perdu et que toute identification des lignages est vouée à l’échec sous l’effet de l’esclavage » …Illustration supplémentaire de la dimension surdéterminée du mythe, et de sa capacité à attiser de multiples niveaux d’interprétations.
Freud, en ce qui le concerne, s’est donc basé sur le drame œdipien pour illustrer et nommer un certain complexe identificatoire infantile vis-à-vis d’une structure familiale nucléaire, triangulaire et hétéro-patriarcale, assez caractéristique de l’Occident moderne. Or, en changeant de contexte historique, on peut désormais s’interroger sur la pertinence de cette métaphore pour notre époque. En effet, comme nous allons le montrer, plutôt que d’illustrer la constellation désirante d’un enfant, le mythe pourrait tout aussi bien décrire, dans une lecture contemporaine, l’emprise traumatisante et incestueuse des adultes, sur un plan transgénérationnel. Par ailleurs, alors même que Freud a pu théoriser les particularités de la sexualité infantile, en les différenciant de la sexualité génitale, le mythe néglige totalement cette différence fondamentale : il n’y est jamais question des désirs d’un enfant, mais tout au plus des sédiments de l’infantile dans le post-pubetaire. Certes, si un enfant peut à l’évidence chercher à solliciter un lien d’exclusivité avec ses objets d’attachement, en particulier ses parents, manifester de la rivalité, adopter des postures spécifiques pour monopoliser l’attention, etc., cela ne se fera pas dans le registre de la sexualité adulte, avec une finalité de séduction érotique et de consommation sexuelle – ce qui ne peut être qu’une interprétation parentale. Même au niveau fantasmatique, il s’agit davantage d’une recherche de reconnaissance, de prééminence, d’élection, d’exclusion des tiers rivaux, s’intriquant avec le polymorphisme et le jaillissement hybride des théories sexuelles infantiles, sans rapport avec un quelconque désir incestueux au sens adultomorphe. Évidemment, l’enfant est traversé par une vie pulsionnelle, par une certaine violence, par des désirs d’emprise et des illusions d’omnipotence. Mais tout cela ne se déploie pas dans les coordonnées de la sexualité génitale. D’ailleurs, Jean Laplanche qualifie cette différenciation en termes de situation anthropologique fondamentale, les messages empreints de sexualité envoyés par les adultes s’insinuant dans la psyché infantile sous la forme de signifiants énigmatiques, en attente de traduction après-coup.
Autorisons-nous un petit détour par la vie d’Anaïs Nin : celle-ci se trouve très précocement captive d’une relation incestueuse et perverse avec un père qui lui impose une sexualisation de l’attachement affectif : « je t’aime uniquement parce que je peux te posséder comme objet sexuel ». Dès lors, c’est un schéma qui s’intériorise, et qui risque évidemment de se redéployer sous la forme d’une compulsion de répétition. Toute thérapie devrait donc permettre de se décaler, de faire-un-pas de côté, d’interpréter cette sexualisation du lien à travers la colonisation de l’emprise paternelle. Or, Anaïs Nin tente à deux reprises une cure analytique. Et que se passe-t-il ? Dans le transfert, elle induit sans doute une forme de séduction sexualisée, puisque c’est sa façon construite de solliciter l’attention, l’affection, à l’égard d’une figure masculine/paternelle. Dès lors dans le contre-transfert, tout analyste compétent devrait prendre conscience et élaborer ses impulsions érotiques à l’égard d’une patiente vulnérable. Néanmoins, à chaque fois, les analystes passent à l’acte et couchent avec Anaïs Nin, véritable réitération de la situation incestueuse…
Or, dans le mythe d’Œdipe, la sexualité concerne exclusivement des adultes – Œdipe n’est plus en enfant quand il épouse sa mère…Comment appréhender ce scotome freudien, ce placage du génital sur le sexuel infantile ? A l’évidence, il y a là quelque chose d’une confusion des langues et d’une indifférenciation générationnelle, sans doute très significative par rapport à l’interprétation que fera Freud du mythe pour élaborer son fameux complexe d’Œdipe.
Mais revenons-en au déroulement mythique, et à l’histoire de la dynastie des Labdacides.
Rappelons tout d’abord que, dans la mythologie grecque, les incestes font de Zeus un père pour au moins quatre générations… En revanche, en ce qui concerne l’infanticide, il se limita à la tentative d’anéantir une première naissance en dévorant Métis, qui était enceinte d’Athéna…La crainte est toujours celle d’être détrôné par sa progéniture, qu’il faut alors posséder, maintenir en soi et assujettir. Ainsi, avec l’aide de sa mère Rhéa, Zeus avait-il renversé son père, Kronos, afin de prendre le pouvoir et de libérer tous les enfants que celui-ci ingurgitait pour les garder dans son intériorité…
Mais, comme souvent, ce sont les descendants qui vont être punis pour les frasques de leurs aînés… « Les pères ont mangé des raisins verts, Et les dents des enfants en ont été agacées » (Jérémie 31 : 29) ….
Ainsi, la punition liée à l’interdit de l’inceste fait enfin son apparition avec le père d’Œdipe.
Laïos arrive effectivement quelques générations plus tard ; il est l’arrière-petit fils d’Europe, jeune mortelle enlevée et épousée par Zeus….
Laïos n’a que deux ans à la mort son propre père, Labdacos, roi de Thèbes. La régence est alors confiée à son grand-oncle Lycos. Quand il atteint sa majorité, Laïos, au lieu de monter sur le trône, est chassé de Thèbes et trouve asile auprès du roi Pélops, faisant office de figure paternelle substitutive, chargée d’une histoire de filiation compliquée… En effet, celui-ci fut tué dans son enfance par son père, Tantale, afin d’être servi aux dieux lors d’un banquet pour tester leur omniscience – lesquels ne se laisseront pas abuser et ressusciteront Pélops…En tout cas, celui-ci confie à Laïos son propre fils Chrysippe en lui demandant de lui apprendre l’art de conduire un char. Or, Laïos s’éprend de son jeune élève, de son frère d’adoption, l’enlève pendant une course et le viole, en toute simplicité… Suite à cet équivalent incestueux, Chrysippe se serait alors pendu, accablé de honte…
Nous n’évoquerons pas le reste de la descendance de Pélops, notamment les frères Thyeste et Atrée, lesquels, à travers infanticide, dévoration des enfants, inceste, parricide, donneront naissance à la fameuse malédiction des Atrides, et aux cycles vindicatoires narrés dans l’Orestie d’Eschyle.
Finalement, Laïos prend le trône de Thèbes, et épouse Jocaste. Cependant, en conséquence de son abus meurtrier, un oracle de Delphes avertit Laïos que, si un héritier mâle lui naît, celui-ci tuera son père et épousera sa mère…
L’oracle d’Apollon une fois rendu, point d’autre alternative pour Laïos que de voir disparaitre la lignée des Labdacides ou de disparaitre lui-même. Soit il enfante un fils qui le tuera, soit son nom s’éteindra faute de descendance…C’est donc la filiation patrilinéaire qui se voit ainsi condamnée, annihilant toute reproduction, toute alliance, toute postérité. Dès lors, la malédiction des Labdacides constitue une forme de condamnation à l’endogamie, à l’inceste et à la destruction, entravant toute ouverture à l’altérité
A partir de là, Laïos, prudent, se garde de toute relation intime avec son épouse. Une nuit pourtant, fortement alcoolisé, il s’accouple avec son épouse. On peut imaginer une « scène primitive » empreinte de beaucoup de tendresse et de considération… De cette union charnelle naît un fils : Œdipe. Pour conjurer l’oracle, l’enfant est exposé sur le mont Cithéron, abandonné après lui avoir fait percer les chevilles pour l’accrocher à un arbre. Cependant, Œdipe « pied enflé », est sauvé par le berger Phorbas et adopté par Polybe et Mérope, roi et reine de Corinthe, qui l’élèvent comme leur fils, le maintenant dans l’ignorance de son adoption.
Alors qu’Œdipe est devenu un jeune adulte, il se voit accusé, au cours d’un banquet, d’être un enfant illégitime. Troublé, il part alors consulter l’oracle de Delphes, afin d’élucider l’énigme de ses origines. L’oracle ne l’éclaire pas sur cette question, mais lui annonce son destin de tuer son père et d’épouser sa mère. Œdipe, effrayé, décide de ne pas retourner à Corinthe, pour éviter la réalisation de l’oracle avec ses parents adoptifs, qu’il pense être ses géniteurs. Sur la route, à un carrefour, Œdipe rencontre un vieil homme sur un char. Celui-ci l’agresse pour un enjeu de priorité, et le différend dégénère en affrontement. La querelle éclate, les serviteurs le bousculent et le vieillard le frappe par derrière : Œdipe tue finalement le vieil homme, en situation de légitime défense, sans savoir qu’il s’agit de Laïos, son père biologique. Le parricide s’est accompli, induit par l’agression du père.
Par la suite, Œdipe chasse la Sphinge de Thèbes en résolvant son énigme, devient roi, et épouse alors Jocaste.
« La chambre nuptiale a vu le fils entrer après le père au même port terrible ; comment, comment les sillons travaillés par ton père ont-ils pu, malheureux, si longtemps te supporter en silence ? » Sophocle
Petite parenthèse concernant Jocaste. Laïos ne voulait pas d’enfant, pour ne pas être menacé. C’est donc en partie à son insu que, malgré l’oracle funeste, sa femme Jocaste lui subtilise la conception d’un fils. Peut-on y percevoir l’ampleur d’un désir à enfanter envers et contre tout, voire un désir de meurtre à l’égard de son époux, à l’instar de Rhéa qui fait de son fils son bras armé face à la tyrannie de Kronos ?…Car, Jocaste connait la prophétie. Et d’ailleurs, elle doit se résoudre à sacrifier son enfant, à le mutiler et à l’exposer…
Au moment où Œdipe revient finalement à Thèbes, elle sait également que son ancien mari, Laïos, vient d’être tué par un jeune homme. Compte-tenu de la période d’abstinence préventive au début de son premier mariage, on peut imaginer qu’elle n’était plus toute jeune lors de la maternité d’Œdipe, ce qui suppose tout de même une différence d’âge assez marqué. Néanmoins, elle voit arriver ce bel homme, qui pourrait être son fils, et accepte sans rechigner de le prendre comme époux. Indéniablement, elle a pourtant dû remarquer les cicatrices au niveau de ses chevilles, et noter qu’il venait de Corinthe…Mais, manifestement, ce savoir reste insu, son désir la rend aveugle à tous les signaux qui auraient dû l’alerter. Ainsi, la ressemblance entre Laïos et Œdipe est comme voilée, le lien entre ressemblance et filiation ne peut s’établir.
« –Œdipe : Et Laïos, quelle était son allure ? Quel âge portait-il ?
– Jocaste : Il était grand. Les cheveux sur son front commençaient à blanchir. Son aspect n’était pas très éloigné du tien »
Clivage inconscient ou volonté délibérer de ne pas voir, de ne pas comprendre ? Peut-on vraiment croire qu’elle était si ignorante des risques ? Pourrait-on aller jusqu’à imaginer que l’impulsion incestueuse est véritablement de son côté, de façon plus ou moins consciente ?
En tout cas, de cette union naissent quatre enfants, deux garçons, Étéocle et Polynice, et deux filles, Ismène et Antigone. Finalement, la malédiction s’abat sur la ville de Thèbes, à travers une épidémie de peste. Et l’enquête sur les origines du mal se déploie…
A travers le récit du berger corinthien, Jocaste « découvre » qu’Œdipe n’est pas le fils naturel de ses parents adoptifs, mais un enfant exposé, dont le nom – « celui aux pieds enflés » – rappelle la mutilation qu’il avait subie. Cette révélation permet à Jocaste de faire brutalement correspondre le corps de cet enfant maltraité avec celui de l’homme dont elle partage le lit…
De fil en aiguille, Œdipe découvre également la vérité, et se crève alors les yeux.
« Ô lumière, puissé-je maintenant te voir pour la dernière fois, moi qui me révèle le fils de qui je n’aurais pas dû, le compagnon de qui je n’aurais pas dû, le meurtrier de qui je n’aurais pas dû ».
Jocaste, quant à elle, se pend après cette révélation ; ce geste suicidaire traduit-il le caractère insupportable de sa culpabilité ? Le fait qu’à un niveau ou à un autre, elle savait déjà, et se sentait acculée par sa responsabilité ?
Dès lors, Œdipe, aveugle et exilé, erre, accompagné par sa fille/sœur Antigone. Avant de mourir, il ne manque pas de maudire ses fils/frères, lesquels n’auraient pas rempli leur devoir filial en l’abandonnant à son sort. Œdipe oublie sans doute les circonstances quelque peu problématiques de leur conception, et les effets de confusion généalogiques subséquents. Décidément, ce sont toujours les enfants qui ont tort et sont désignés comme responsables dans cette filiation…
Car, pendant l’errance de leur père, les deux frères, Étéocle et Polynice, se disputent le trône de Thèbes laissé vacant par Œdipe. Dans un premier temps, il se partage le pouvoir, et règne alternativement. Sous Étéocle, Thèbes est une ville florissante et prospère ; de son côté, Polynice exerce une domination tyrannique sur la cité, menant de régulières expéditions guerrières, ce qui attise une vindicte populaire. Une année, lorsque vient le moment de changer de gouvernement, Étéocle refuse de laisser le pouvoir à Polynice, et chasse son frère de Thèbes. Celui se rend alors à Colone pour obtenir la bénédiction de son père, mais ne récolte que sa malédiction infanticide :
« Va, maudit, chassé et renié par ton père, le plus scélérat des hommes, emporte avec toi ces imprécations que je fais contre toi, afin que tu ne t’empares point de ta terre, que tu ne retournes jamais dans le creux Argos, mais que tu tombes sous la main fraternelle et que tu égorges celui par qui tu as été chassé ! »
— (Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1385 et suiv.)
Néanmoins, Polynice revient pour assiéger sa propre cité à la tête de l’armée d’Argos, ainsi que de plusieurs héros, formant l’expédition des sept chefs. La guerre est un véritable carnage, et l’armée de Polynice est décimée. Finalement, les deux frères survivants en viennent à s’affronter lors d’un combat final et s’entretuent. Après ce duel fratricide, un héraut vient annoncer le décret de Créon : il ordonne que le corps de Polynice, considéré comme un traître à sa patrie, reste sans sépulture…
Antigone, donnant la prééminence à l’ordre des liens et des obligations familiales, s’oppose à son oncle, refusant sa loi et la raison politique. Elle affirme ainsi sa volonté inébranlable d’exercer les rituels et d’ensevelir son frère, afin de sauver son âme. Malgré la sentence de mort qui la menace, elle persiste, agit, et accepte la condamnation : elle sera donc emmurée vivante…
Donc, pour résumé les grands traits de cette tragédie familiale transgénérationnelle :
On a tout d’abord un père, Laïos, commettant une agression sexuelle pédophile, de nature incestueuse, avec un enfant livré à ce prédateur par son propre géniteur, lequel ayant lui-même été antérieurement sacrifié par son père. Par la suite, Laïos, pour éviter la sanction divine, assume son intention de tuer son enfant…La mère d’Œdipe se révèle complice de l’infanticide, et, à peine veuve, épouse un très jeune homme en âge d’être son fils, qui porte d’ailleurs des stigmates physiques révélateurs, en dépit de sa connaissance de la prophétie…Elle se suicidera dès la vérité énoncée aux yeux de tous, révélant sans doute une culpabilité inassumable…Tout cela pour illustrer ce qui serait les fantasmes d’un enfant de 3-4 ans à l’égard de ses parents dans la perspective freudienne. Pourtant, à aucun moment il ne s’agit d’être à hauteur d’enfant dans ce drame. Par ailleurs, la violence ou la sexualité abusive sont toujours à l’instigation de la « génération parentale ». D’ailleurs, Œdipe condamnera également ses deux fils/frères à leur destin funeste. Et Antigone apparait comme celle qui, par oblation, se sacrifie pour préserver sa fidélité à l’ordre familial incestueux….
Conséquence de tout cela : une terrible confusion dans l’ordre des générations, une transmission de la haine et de l’emprise, une mise à mort de la filiation, une destructivité familiale à l’œuvre, toujours alimentée par la malédiction des parents, des descendants qui se sacrifient sur l’autel d’un ordre familial perverti comme autant de réminiscences traumatiques, etc.
Plutôt que d’imaginer que le mythe d’Œdipe pourrait être une illustration des fantasmes incestueux et parricides de l’enfant, il faudrait donc plutôt y voir, avec notre regard contemporain et nécessairement anachronique, les conséquences de la transgression incestueuse des parents, de l’utilisation des enfants comme instrument d’une jouissance mortifère, avec une dynamique intergénérationnelle de répétition du traumatisme….
Là, effectivement, une certaine « culture familiale » se transmet : celle de l’appropriation et de la consommation de l’autre, de la légitimité absolue des pulsions prédatrices, du refus de reconnaitre les limites, les différences, l’altérité…Tout est nivelé, interchangeable, susceptible d’être accaparé pour alimenter la jouissance et l’emprise. Et l’enfance n’est pas reconnu dans sa spécifié, dans sa vulnérabilité et son besoin de protection, nié notamment dans son absence d’accès à la sexualité génitale et dans la singularité de sa vie pulsionnelle. Dès lors, la temporalité est comme écrasée, tout se joue dans l’immédiateté et l’impériosité du « droit » à consommer autrui, en évidant sa subjectivité. L’ordre des générations : écrasé, les différences de place : écrasées, la transmission : écrasée…Il n’y a plus que l’instant du plus-de-jouir, sans historicité ni horizon. L’actuel du traumatique. Plus de possibilité d’après-coup, de surséance, de retour et d’attente. Voici sans doute quelques éléments qui caractérisent la Culture de l’inceste. Mais quels en sont les déterminants socio-historiques ? Est-elle un invariant anthropologique et historique, ou conditionnée par des significations imaginaires sociales spécifiques, en rapport avec des institutions, des normes idéologiques, un ordre familial particuliers ?
Le mythe d’Œdipe montre bien qu’un même déroulé narratif peut mener à des interprétations divergentes, qui révèlent aussi nos présupposés, nos sensibilités, nos convictions, et nos aveuglements. Freud y a trouvé la confirmation des fantasmes infantiles libidinaux à l’égard des figures parentales. Nous le relisons actuellement comme l’illustration de la transmission intergénérationnelle de l’inceste. Or, une interprétation ne chasse pas l’autre, et la complexité suppose sans doute d’appréhender ensemble ces différents regards, en tenant ferme les deux rennes, celle-de la réalité et celle du fantasme. Si on raconte, c’est sans doute aussi pour prévenir les passages à l’acte. Pourrait-on alors postuler que notre époque manque cruellement de récits, de paraboles mythologiques, de métaphores, et qu’elle se condamne alors à la crudité des faits, dans leur dimension traumatique effractante ?
A suivre…